Marée populaire du 26 mai - Lecture de "Qui a tué mon père ?"
Publié le samedi 26 mai 2018, 23:46 - modifié le 27/05/18 - SOCIÉTÉ - Lien permanent
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Lecture à partir d'un texte d'Edouard Louis, par Sylvia Ramos et Michel Delagrange à l'occasion de la "marée populaire" du 26 mai 2018 à Saint-Gaudens.
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Qui a tué mon père
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Il y a une définition de ce qu'est un phénomène d'oppression sociale et politique qu'il s'agisse de racisme, de haine de l'homosexualité, de domination masculine ou de domination de classe, c'est l'exposition de certaines populations à une mort prématurée. C'est bien de cela qu'il s'agit dans le cas de la mort de mon père et qui m'amène à déterminer qui a tué mon père. Ces mots lui sont adressés même s'il ne peut y répondre.
Le mois dernier, je suis venu te voir dans la petite ville où tu habites maintenant. C'est une ville laide et grise. La mer est à quelques kilomètres mais tu n'y va jamais. Je ne t'avais pas vu depuis plusieurs mois-c'était il y a longtemps. Au moment où tu m'as ouvert la porte, je ne t'ai pas reconnu. Je t'ai regardé. Plus tard, la femme avec qui tu vis m'a expliqué que tu ne pouvais presque plus marcher. Elle m'a dit aussi, que tu avais besoin d'un appareil pour respirer la nuit ou ton cœur s'arrête. Il ne peut plus battre sans assistance, sans l'aide d'une machine, il ne veut plus battre.
Quand tu t'es levé pour aller aux toilettes et que tu es revenu, je l'ai vu, les dix mètres que tu as parcouru t'ont essoufflé, tu as dû t'asseoir pour reprendre ta respiration. Tu t 'es excusé. C'est une chose nouvelle, les excuses, de ta part, je dois m'y habituer. Tu m'as expliqué que tu souffrais d'une forme de diabète grave, en plus du cholestérol, que tu pouvais faire un arrêt cardiaque à n’importe quel moment. En me décrivant tout ça, tu perdais ton souffle, ta poitrine se vidait de son oxygène comme si elle fuyait, même parler était un effort trop intense, trop grand. Je te voyais lutter contre ton corps mais j'essayais de faire comme si je ne remarquais rien. La semaine d'avant, tu avais été opéré pour ce que les médecins appellent une éventration – je ne connaissais pas le mot. Ton corps est devenu trop lourd pour lui-même, ton ventre se tire vers le sol, il s'étire trop, trop fort, tellement fort qu'il se déchire de l'intérieur, qu'il s'arrache de son propre poids, de sa propre masse. Tu ne peux plus conduire sans te mettre en danger, tu n'as plus le droit de boire d'alcool, tu ne peux plus te doucher ou aller travailler sans prendre des risques immenses. Tu as à peine plus de cinquante ans. Tu appartiens à cette catégorie d'humain à qui la politique réserve une mort précoce.
Un après midi, nous avons reçu un appel de l'usine où tu travaillais pour nous prévenir qu'un poids était tombé sur toi. Ton dos était broyé, écrasé, on nous a dit que tu ne pourrais plus marcher pendant plusieurs années, plus marcher.
Les premières semaines tu es resté complètement au lit sans bouger. Tu ne savais plus parler, tu ne pouvais plus que crier. C'était la douleur, elle te faisait te réveiller la nuit et crier, ton corps ne pouvait plus se supporter lui-même, tous les mouvements et les déplacements les plus minuscules réveillaient tes muscles ravagés. Tu prenais conscience de l'existence de ton corps dans la douleur, par elle.
Et puis la parole est revenue. Au début, c'était seulement pour demander de la nourriture et à boire, et avec le temps tu as recommencé à faire des phrases plus longues, à exprimer des désirs, des envies, des colères. La parole ne remplaçait pas la douleur. Il ne faut pas se tromper là-dessus, il faut dire les choses. La douleur n'a jamais disparu.
L'ennui a pris place dans ta vie. Je te regardais et j'apprenais à voir que l'ennui est ce qui peut arriver de pire. Même dans les camps de concentration on pouvait s'ennuyer. C'est étrange de le penser. Tous les rescapés le disent : malgré toutes les horreurs qu'ils subissaient, il y avait de la place pour l'ennui, l'attente de l'événement, celui qui ne viendra pas ou qui tarde trop à venir.
Tu te levais tôt le matin et tu allumais la télé en même temps que ta première cigarette. J'étais dans la chambre à côté, l'odeur du tabac et le bruit arrivaient jusqu'à moi, comme l'odeur et le bruit de ton être. Les gens que tu appelais tes copains venaient boire du pastis à la maison en fin d'après midi, tu regardais la télé avec eux, tu allais les voir de temps en temps mais le plus souvent, à cause de tes douleurs au dos, à cause de ton dos broyé par l'usine, de ton dos broyé par la vie qu'on t'avait contraint à vivre, pas par ta vie, ce n'était pas ta vie à toi, ta vie à toi justement tu ne l'as jamais vécue, tu as vécu à côté de ta vie, à cause de tout ça tu restais à la maison, et c'était plutôt eux qui venaient, toi tu ne pouvais plus bouger, ton corps te faisait trop mal.
En mars 2006, le gouvernement de Jacques Chirac, président de la Frnace pendant douze ans, et son ministre de la santé Xavier Bertrand, ont annoncé que des dizaines de médicaments ne seraient plus remboursés par l'état, dont, en grande partie, des médicaments contre les troubles digestifs. Comme tu devais rester allongé toute la journée depuis l'accident, et que tu avais une mauvaise alimentation, les problèmes de digestion étaient constants pour toi. Acheter des médicaments pour les réguler devenaient de plus en plus devenaient de plus en plus difficiles. Jacques Chirac et Xavier Bertrand te détruisaient les intestins.
Pourquoi est-ce qu'on ne dit jamais ces noms dans une biographie ?
En 2007, Nicolas Sarkozy, candidat à l'élection présidentielle, mène une campagne contre celles et ceux qu'il appelle les assistés, et qui selon lui, volent l'argent de la société française parce qu'ils ne travaillent pas. Il déclare ; »Le travailleur […] voit l'assisté s'en tirer mieux que lui pour boucler ses fins de mois sans rien faire. » Il te faisait comprendre que si tu ne travaillais pas tu étais en trop dans le monde, un voleur, un surnuméraire, une bouche inutile aurait dit Simone de Beauvoir. Il ne te connaît pas, il n'a pas le droit de penser ça. Ce genre d'humiliation venu des dominants te fait ployer le dos encore plus.
En 2009, le gouvernement de Nicolas Sarkozy et son complice Martin Hirsch remplacent le RMI, un revenu minimum versé par l'Etat français aux personnes sans travail, par le RSA. Tu touchais le RMI depuis que tu ne pouvais plus travailler. Le passage du RMI au RSA visait à : « favoriser le retour à l'emploi » comme le disait ce gouvernement. La vérité, c'était que dorénavant tu étais harcelé par l'état pour reprendre le travail, malgré ta santé désastreuse, malgré ce que l'usine t'avait fait. Si tu n'acceptais pas le travail qu'on te proposait, ou plutôt qu'on t'imposait, tu allais perdre ton droit aux aides sociales.
On ne te proposait que des emplois à mi-temps épuisants, physiques, dans la grande ville à quarante kilomètres de chez nous. Payer l'essence pour faire l'aller-retour tous les jours t'aurait coûté trois cents euros par mois. Au bout d'un certain temps, pourtant, tu as été obligé d'accepter un travail de balayeur dans une autre ville, pour sept cents euros par mois, penché toute la journée à ramasser les ordures des autres, penché alors que ton dos était détruit. Nicolas Sarkozy et Martin Hirsch te broyaient le dos.
Tu avais conscience que pour toi la politique était une question de vie ou de mort.
En août 2016, sous la présidence de François Hollande, Myriam El Khomri, la ministre du travail, soutenue par le premier ministre Manuel Valls, fait adopter la loi dite « loi travail ». Cette loi facilite les licenciements et permet aux entreprises de faire travailler les salariés plusieurs heures de plus par semaine, en plus de ce qu'ils travaillent déjà. L'entreprise pour laquelle tu balaies les rues pouvait te demander de balayer encore plus, de te pencher encore plus longtemps chaque semaine. Ton état de santé aujourd'hui, tes difficultés à te déplacer, tes difficultés à respirer, ton incapacité à vivre sans l'assistance d'une machine viennent en grande partie d'une vie à faire des mouvements automatiques à l'usine, puis à te pencher huit heures de suite pour balayer les rues, pour balayer les ordures des autres. Hollande, Valls et El Khomri t'ont asphyxié.
Pourquoi est-ce qu'on ne dit jamais ces noms ?
27 Mai 2017 : Dans une ville de France, deux syndicalistes -ils portent tous les deux un T-shirt – deux hommes interpellent au milieu d'une rue le président français Emmanuel Macron. Ils sont en colère, leur manière de parler le fait comprendre. Ils ont l'air de souffrir aussi. Emmanuel Macron leur répond, la voix pleine de mépris : « Vous n'allez pas me faire peur avec votre T-shirt. La meilleure façon de se payer un costard c'est de travailler. » Il renvoie ceux qui n'ont pas les moyens de se payer un costume à la honte, à l'inutilité, à la fainéantise. Il actualise la frontière, violente, entre les porteurs de costume et les porteurs de T-shirt, les dominés et les dominants, ceux qui ne l'ont pas, ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. Ce genre d'humiliation venue des dominants te fait ployer le dos encore plus.
Septembre 2017 : - Emmanuel Macron accuse les « fainéants » qui, en France, selon lui, empêchent les réformes. Tu sais depuis toujours que ce mot est réservé aux gens comme toi, à ceux qui n'ont pas pu ou ne peuvent pas travailler parce qu'ils vivent trop loin des grandes villes, qui ne trouvent pas de travail parce qu'ils ont été chassés trop tôt de système scolaire, sans diplômes, à ceux qui ne peuvent pus travailler parce que la vie à l'usine leur a broyé le dos. On ne dit jamais fainéant pour nommer un patron qui reste toute la journée assis dans un bureau à donner des ordres aux autres. On ne le dit jamais. Quand j'étais petit, tu répétais, obsessionnellement, « Je ne suis pas un fainéant », parce que tu savais que cette insulte planait au-dessus de toi, comme un spectre que tu voulais exorciser.
Il n'y a pas de fierté sans honte : tu étais fier de ne pas être un fainéant parce que tu avais honte de faire partie de ceux qui pouvaient être désignés par ce mot. Le mot fainéant est pour toi une menace, une humiliation. Ce genre d'humiliation venue des dominants te fait ployer le dos encore plus.
Ces noms que je prononce depuis tout à l'heure, peut-être que ceux qui me liront ou m'entendront ne les connaissent pas, peut-être qu'ils les ont déjà oubliés ou qu'ils ne les ont jamais entendus, mais c'est justement pour ça que je veux les prononcer, parce qu'il y a des meurtriers qui ne sont jamais nommés pour les meurtres qu'ils ont commis, il y a des meurtriers qui échappent à la honte grâce à l'anonymat ou grâce à l'oubli, j'ai peur parce que je sais que le monde agit dans l'ombre et dans la nuit. Je refuse qu'ils soient oubliés. Je veux qu'ils soient connus maintenant et pour toujours, partout au Laos, en Sibérie et en Chine, au Congo, en Amérique, partout à travers les océans, à l'intérieur de tous les continents, au-delà de toutes les frontières.
Est-ce que tout finit toujours par être oublié ? Je veux que ces noms deviennent inoubliables qu'Adolphe Thiers, que le Richard III de Shakespeare ou que Jack l’Éventreur.
Je veux faire entrer leurs noms dans l'Histoire par vengeance.
Août 2017 : le gouvernement d'Emmanuel Macron retire cinq euros par mois aux Français les plus précaires, il retient cinq euros par mois sur les aides sociales qui permettent aux plus pauvres en France de se loger, de payer un loyer. Le même jour, ou presque, peu importe, il annonce une baisse des impôts pour les personnes les plus riches de France. Il pense que les pauvres sont trop riches, que les riches ne sont pas assez riches. Son gouvernement précise que cinq euros, ce n'est rien. Ils ne savent pas. Emmanuel Macron t'enlève la nourriture de la bouche.
Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkosy, Macron, Bertrand, Chirac. L'Histoire de ta souffrance porte des noms, l'histoire de ta vie est l'histoire de ces personnes que se sont succédé pour t'abattre. L'histoire de ton corps est l'histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique.
Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu'un d'autre. Nous nous sommes parlé, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t'ai reproché la personne que tu as été quand j'étais enfant, ta dureté, ton silence, ces scènes que j'énumère depuis tout à l'heure et tu m'as écouté. Et je t'ai écouté. Toi qui toute ta vie as répété que le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme de la France, tu me demandes de te parler de l'homme que j'aime. Tu achètes les livres que je publie, tu les offres aux gens autour de toi. Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire.
Mais ce qu'ils ont fait de ton corps ne te donne pas la possibilité de découvrir la personne que tu es devenu.
Les mois dernier, quand je suis venu te voir, avant que je parte tu m'as demandé ; « Tu fais encore de la politique ? »-le mot encore faisait référence à mes années de lycée, quand j'avais adhéré à un parti d'extrême gauche et qu'on s'était disputés parce que tu pensais que j'allais avoir des ennuis avec la justice à force de participer à des manifestations illégales. Je t'ai dit : « Oui, de plus en plus. » Tu as laissé passer quelques secondes, tu m'as regardé et enfin tu as dit ; » Tu as raison. Tu as raison, je crois qu'il faudrait une bonne révolution. »
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